Dernier jour 15h15

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Reuters, Almogar, aujourd'hui, 15h15. FLASH : une très forte explosion dont on soupçonne qu'elle est d'origine terroriste vient de mettre le feu à l'immeuble qui héberge le quartier général des forces de la Sécurité intérieure de l'ASI sur l'Astroport d'Almogar. Il y aurait de nombreuses victimes. C'est au moins le quatrième attentat qui frappe le district d'Almogar aujourd'hui. La zone a été placée en état d'alerte maximum tandis qu'il s'y passe de nombreux évènements troublants tels que cette cyberattaque de grande ampleur qui est, semble-t-il, toujours en cours. Selon des sources proches de l'ASI, l'embarquement des derniers passagers pour Exodus pourrait être à l'origine de ces troubles.

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À la garderie de sa fille, Claire s'attendait à ce qu'on la rabroue de venir chercher sa fille avant l'heure convenue. Elle s'efforça de paraître aussi calme et naturelle que possible, mais elle lut dans les yeux du personnel qu'elle avait l'air d'une folle, avec l'état de ses vêtements, et son arme de service apparente sous son aisselle, bien qu'elle ait pris le temps de s'arrêter aux toilettes à l'entrée pour faire pipi et nettoyer son visage avec un peu d'eau tiède. Du coup, ils ne discutèrent pas une seconde sa demande, on partit même en courant chercher sa fille. Émilie la considéra du coin de l'œil, d'un air franchement inquiet. Claire mit un genou au sol et la petite vint néanmoins s'engouffrer dans ses bras grands ouverts. Elle la sera très fort. Oh mon Dieu ! pensa-t-elle, et dire qu'il y a quelques minutes, Émilie, tu as failli devenir orpheline ! Schwartz ! Elle souleva sa fille et dit au revoir au personnel. Il lui vint à l'esprit que plusieurs des enfants qui la regardaient derrière la vitre venaient de perdre un père, ou une mère, et elle en eut une nausée fulgurante. Elle pressa sa fille contre elle en retournant à la voiture, parcourue d'intenses frissons d'un étrange mélange de peur et de soulagement. En sentant son arme qui ballottait sous son bras, elle pensa avec fureur : le premier connard qui s'approche de toi mon amour, je l'expédie directement en enfer. Prenant conscience qu'elle tremblait intensément, elle attacha avec soin sa fille à une place à l'arrière de la voiture, ignorant sa question quand celle-ci demanda pourquoi ce n'était pas la même voiture que d'habitude. Une fois derrière le volant, elle pensa qu'il était peut-être utile de passer à l'appartement pour se changer, faire une autre valise, la première étant dans le coffre de sa voiture, sous l'incendie, et en pensant à cela, l'idée qu'elle avait eue au pied de l'immeuble en flamme lui revint : passer sous les radars. Elle démarra en trombe. Direction : Santa-Maria. Dès que la voiture fut sur l'autoroute, elle enclencha le pilotage automatique. Elle jeta un œil à sa fille qui regardait sagement le paysage défiler. Elle mit machinalement la main sur son arme de service. Elle ne résista pas à la tentation irrationnelle de faire une vérification plus poussée. Elle sortit l'arme de son étui. Elle prit le temps de sortir le chargeur pour contrôler qu'il était garni. Ensuite, elle fouilla la boîte à gant. Elle contenait un gilet pare-balles. En refermant la boîte, elle pensa que c'était un sacré coup de chance, un bon présage. La pluie devint d'un coup très forte. L'IA alluma les feux de détresse et fit ralentir la voiture jusqu'à rouler au pas. Claire appela Morgan.

— Tu es au courant ?

— La bombe dans vos bureaux ? Tu n'y étais pas ?

— Si, enfin non. J'en sortais. Sinon, je ne serais pas là pour en parler.

Morgan ouvrit de grands yeux. Ses lèvres formèrent le mot : Schwartz ! Elle secoua la tête. Claire s'entendit ajouter presque calmement :

« C'était une bombe incendiaire de forte puissance, surement une de ces saloperies à base d'émulsion d'essence. Le troisième étage a été dévasté. C'est une chance qu'en une journée de panique totale comme aujourd'hui, la majorité des agents ait été sur le terrain, mais le nombre des victimes sera néanmoins très élevé. Mon chef en est. J'en suis aussi certaine qu'on ne le sera jamais à moins de retrouver son corps.

— Schwartz ! Schwartz de Schwartz ! martela Morgan, puis elle fronça les sourcils et demanda : comment est-ce que quelqu'un a pu faire entrer une bombe dans un endroit aussi protégé ?

— Ça, c'est une très bonne question, surtout une bombe d'une puissance pareille. Mais ce n'est pas la question la plus importante, si tu veux mon avis.

— Ah ? Morgan fronça les sourcils, et quelle est la question alors ?

— On va voir si tu parviens à la même conclusion que moi. La bombe a sauté exactement après que nous ayons parlé. On venait de décider que j'allais partir. Tu ne trouves pas que la coïncidence est troublante ?

— Tu veux dire que tu penses que cette bombe te visait toi en particulier ?

— Je me pose la question. Si tu étais du côté de ces salauds et que tu réussissais à trouver un moyen de faire rentrer une bombe au cœur de la troisième enceinte de l'astroport, tu ne crois pas que tu tenterais un truc plus juteux, je ne sais pas, une cuve d'hydrogène, ou un StarWanderer ?

— Si, peut-être, sans doute. Mais pourquoi toi ?

— Imagine que la cible n'ait pas été seulement moi, mais plutôt mon chef et moi.

Le visage de Morgan s'assombrit. Elle murmura :

— Tycho. Règlements de compte. Ou alors pour faire pression sur moi, pour me priver de votre soutien, pour me prouver qu'ils sont aux manettes. Peut-être tout cela à la fois.

Claire hocha la tête.

— Je suis contente que tu tires la même conclusion que moi. J'avais l'impression d'être devenue parano. Cela pourrait aussi expliquer les ennuis qui sont tombés sur Michael ce matin.

— Si c'est ça, on ne devrait surtout pas en parler sur cette ligne.

— Si c'est ça, Morgan, je ne pense pas que cela fasse la moindre différence qu'ils sachent que nous savons.

— Si c'est un nettoyage, pourquoi aujourd'hui ?

— Tu veux rire, j'espère ? ricana Claire.

— Tu veux dire... Dernier jour sur la Terre... Demain, quand cette navette sera partie, si on arrive à la faire partir, il va y avoir des putains de règlements de comptes ?

— Ah, ça, oui, je peux te le dire !

— Et tu penses qu'il y en a qui prennent de l'avance ?

— Oui, on peut appeler ça comme ça. Mais comme tu le disais toi-même, il est fort possible qu'il s'agisse d'un faisceau convergent de causes.

— Il n'en reste pas moins que cela voudrait dire qu'il y a au moins une trahison à très haut niveau.

Claire hocha sombrement la tête. Elle savait qu'elle n'avait pas besoin d'expliquer à Morgan comment, par les temps qui couraient, la notion de trahison avait visiblement changé de signification. Cependant, elle pensa à son chef, à ses collègues... Elle se surprit à espérer qu'ils avaient été tués sur le coup par le souffle, plutôt que d'avoir rôti vivant dans les flammes, et pour elle, le sens du mot trahir restait plus que limpide de simplicité. Le silence s'installa quelques instants.

« Tu es en route pour Santa-Maria ?

— Oui. Regarde.

Claire tourna le téléphone vers Émilie qui fit coucou de la main, et Morgan lui répondit par le même geste. Comme Morgan continuait à sourire à Émilie, Claire dit doucement :

« Tu viens de me sauver la vie. Si tu n'avais pas insisté pour me faire venir à Santa-Maria, cette bombe m'aurait grillée vive moi aussi.

— À la lumière de cet évènement, le fait que Lise et Esmeralda soient en sécurité à Santa-Maria te semble-t-il toujours aussi évident ?

Claire haussa les sourcils. Elle avait attendu cette question.

— Non, admit-elle.

— OK, fit résolument Morgan, c'est aussi ce que je pense, et je reste donc plus que jamais ouverte à la possibilité d'aller chercher les autres passagers.

Elle avait dit cela d'une façon particulière. Elle cligna des yeux deux fois. Claire comprit qu'elle avait prononcé cette phrase à l'intention de ceux qui hypothétiquement écoutaient la ligne. Il fallait avant tout gagner du temps. Alors, Claire fit un geste de la tête, comme un signe d'obéissance.

— J'en prends note.

Morgan secoua la tête et changea de sujet :

— Maintenant que ton chef est mort, qui va valider la liste des passagers ?

— Je n'en sais encore rien, mais j'espère l'apprendre vite.

— Je vais appeler Julien.

— Es-tu certaine que c'est une bonne idée ?

— N'oublie pas que c'est de son côté que se prendra la décision finale.

— Je sais, mais dans l'état actuel de la situation, je serais toi, je ne lui dirais pas quel niveau d'incertitude on a sur cette liste.

— Hum. Dans l'état actuel de la situation, je vais commencer par lui demander quelle compréhension il a de la procédure, sinon on va risquer la vie de pas mal de gens pour pas grand chose de bon.

— OK.

— Claire ?

— Oui ?

— On va faire partir cette navette. Je te jure qu'on va y arriver.

Claire hocha la tête.

— On va le faire.